CHAPITRE XIV
Primus inter pares

Au début de l’année 1925, qui va marquer la consolidation du pouvoir de Staline, un premier accrochage, apparemment bénin, se produit entre ses deux alliés et lui. Le 4 janvier 1925, Zinoviev lui fait parvenir un projet de résolution proposant de démettre Trotsky du poste de président du Comité révolutionnaire de la République et du Bureau politique. Le lendemain, Staline et Boukharine écrivent aux membres du Bureau politique (à l’exception de Trotsky) : « Il est plus avantageux pour le Parti d’avoir Trotsky à l’intérieur du Bureau politique comme septième membre qu’à l’extérieur[492]. » De plus, son exclusion de cet organisme entraînerait d’autres sanctions contre lui et d’autres opposants occupant des postes importants, ce qui créerait des complications et des difficultés inutiles. Au même moment, les dirigeants du PC ukrainien proposent, eux aussi, d’exclure Trotsky. Staline répond à leur secrétaire, Kviring, qu’au Bureau politique une minorité pense « qu’il faut tout de suite mettre Trotsky à la porte du Bureau politique en le laissant au Comité central », face à une majorité qui pense « que Trotsky, maintenu au Bureau politique, sera moins dangereux [que s’il en est écarté] ». « Personnellement, ajoute-t-il, feignant la modestie, je me rattache à l’avis de la majorité[493]. » Mais, dans une lettre au comité régional du Kamtchatka, il accuse Trotsky d’avoir déformé toute l’histoire de la révolution russe entre février et octobre, de ne pas être léniniste, malgré ses prétentions, et de vouloir remplacer le léninisme par le trotskysme. Lors de la réunion du Septuor, il insiste : « Le moment d’exclure Trotsky n’est pas encore venu. Dans le Parti et dans le pays […] un tel pas serait mal compris[494]. » Il préfère attendre.

C’est alors que Zinoviev et Kamenev tentent une manœuvre grossière pour écarter Staline. Au Comité central de la mi-janvier 1925 qui destitue Trotsky du poste de commissaire à la Guerre, ils proposent d’y nommer Staline – qui rejette brutalement une proposition incompatible avec son maintien à la tête du Secrétariat. Ces désaccords suscitent des rumeurs d’autant plus dévastatrices que l’appareil du Parti n’est informé de rien. Ainsi, le 23 février, Staline reçoit une lettre inquiète des dirigeants du PC ukrainien : « La fissure apparue lors du dernier plénum du Comité central [à la mi-janvier] non seulement ne s’est pas résorbée, mais elle s’élargit, et on parle aujourd’hui très nettement de "staliniens" et de "zinoviévistes". » Or, disent les auteurs de l’épître, qui ne visent absolument pas Staline, leur protecteur : « Depuis Lénine, il n’y a pas de dirigeants auxquels le Parti puisse individuellement confier la direction, aussi toute tentative de certains camarades pour devenir, fondamentalement, des dirigeants individuels doit être rejetée. » Cette profession de foi, qui en dit long sur le refus de l’appareil de se soumettre à un homme tout-puissant, vise surtout Zinoviev et Kamenev que les signataires accusent de vouloir « dresser [les militants] contre Staline et les autres camarades du groupe dirigeant[495] ».

Les deux hommes réfutent ces allégations dans une lettre furieuse aux autres membres du Septuor. Mais, six semaines plus tard, au début d’avril, le secrétaire régional de Gomel, en Biélorussie, s’inquiète à son tour, dans une lettre à Staline, des rumeurs persistantes sur les « désaccords entre les "staliniens" et les "zinoviévistes", qui existeraient sur toutes les questions fondamentales de la politique du Parti, et pas seulement sur le problème de l’attitude à adopter à l’égard de Trotsky[496] ». Staline reçoit une lettre identique du président du comité territorial de Toula. Il leur répond : « Il n’y a eu aucun désaccord au Bureau politique, sauf sur les mesures à prendre pour museler Trotsky, et moi, du moins, je n’en vois pas. » Il attribue ces bruits à des carriéristes qui font le tour des membres du Bureau politique pour se placer auprès d’eux, « des bons à rien » et autres parasites que Staline met habituellement à la porte[497].

Malgré ces bonnes paroles, les divisions s’affirment au sein du Septuor et désespèrent ses partisans. Informé par Vorochilov de ces dissensions, Ordjonikidzé, alors en Azerbaïdjan, y voit un danger mortel et, bien qu’ami personnel de Staline, rejette la faute sur tous les membres du groupe dirigeant : « Ces gens ont perdu absolument tout sens de la mesure et volent vers l’abîme à une vitesse étourdissante. […] Ce qu’ils font aujourd’hui est de la folie ! Quel que soit le vainqueur, ce ne sera que la victoire personnelle de l’un ou de l’autre, et en même temps la plus grande des défaites pour le Parti. Par leur action, ils remettent en selle toute la contre-révolution intérieure et étrangère et lui donnent des ailes […]. Jamais notre parti ne s’est trouvé dans une situation aussi dangereuse[498]. » Et il se propose d’alerter les deux clans, dont il se sent indépendant. Les cadres de l’appareil, convaincus de la fragilité de leur pouvoir dans un pays où la paysannerie, qui représente plus de 80 % de la population, est dans sa majorité indifférente ou hostile, réagissent de même. L’unité leur paraît indispensable pour préserver leur pouvoir menacé. Staline le sent, et, jusqu’en 1929, il se pose en garant de cette unité et fait endosser aux autres le rôle de diviseur.

Staline avance encore à pas comptés. Lorsque ses trois adjoints lui proposent de publier sa biographie, il répond : « C’est prématuré. » Il séduit les membres de l’appareil en leur présentant une image rassurante, démocratique, presque paternelle. C’est sous cet aspect que Khrouchtchev le découvre, lorsqu’il le rencontre pour la première fois à la conférence du Parti d’avril 1925 en même temps que toute sa délégation, en compagnie de laquelle Staline accepte de se faire photographier. Le photographe dispose les délégués avec autorité. Staline grogne alors : « Il aime commander, mais chez nous c’est interdit de commander[499]. » La délégation est aux anges. Quel démocrate ! L’année suivante, un communiste de Iouzovka (tout juste rebaptisée, en toute modestie, Stalino) vient au Kremlin lui demander d’écrire une lettre aux ouvriers de la localité. Il refuse en bougonnant : « Je ne suis pas un propriétaire terrien, et les ouvriers de l’usine ne sont pas mes serfs. » Cette phrase enthousiasme les ouvriers. « Elle leur confirmait, dit Khrouchtchev, le caractère démocratique de Staline, son ouverture d’esprit et la juste compréhension qu’il avait de sa vraie place. » Ce même mois pourtant, Tsaritsyne devient Stalingrad…

Khrouchtchev, quarante ans plus tard, n’est évidemment pas dupe : « Staline était un artiste et un jésuite. Il savait jouer, pour se montrer sous son meilleur profil[500]. » De tous les membres du Bureau politique, il apparaît le plus proche de l’apparatchik moyen et du délégué anonyme. Il est aussi accessible que Trotsky peut être hautain et cassant. Il parle à ces cadres plébéiens, au niveau culturel et théorique très bas, un langage aisé à comprendre. Tout problème est résumé en quelques questions simples, et sa solution traduite en quelques formules évidentes, qui vont de soi. Suivre Trotsky, Boukharine ou Kamenev, c’est une autre paire de manches. Khrouchtchev est alors conquis par la simplicité de ses manières, la brièveté des expressions et la netteté de la formulation des tâches qui renvoient aux cadres du Parti une image sublimée d’eux-mêmes.

Sous cette parade démocratique, Staline manipule les rouages de l’appareil. Pour préparer la rupture prochaine avec Zinoviev et Kamenev, il nomme l’intrigant Ouglanov, qui déteste Zinoviev et donc son ami Kamenev, premier secrétaire du Parti à Moscou. Ouglanov y épure l’appareil du Parti, déplace, révoque, mute les amis de Kamenev et les indécis. Le président du soviet de Moscou se retrouve bientôt face à un appareil dressé contre lui. Mais Staline se tient en retrait, et l’opération est menée sans tapage par un homme dont il se débarrassera trois ans plus tard.

Il conjugue ainsi habilement les manœuvres d’appareil avec la mise en place d’un système idéologique cohérent répondant aux aspirations de la bureaucratie naissante. N’abordant les questions politiques intérieures et internationales qu’en fonction des besoins de sa lutte pour le pouvoir, il réussit à la fois à théoriser tous les problèmes en les simplifiant à l’extrême et à proférer des affirmations parfaitement contradictoires au gré des nécessités de la lutte interne. Ainsi, à la commission tchécoslovaque du Comintern, le 27 mars 1925, il explique que l’accalmie sociale engendre des illusions réformistes qui font du « danger de droite » le danger essentiel. Un an après, à la commission française, il affirme au contraire que c’est la crise qui donne des ailes aux « droitiers[501] ». Il modifie son analyse en fonction de ses cibles du moment : il s’oppose à la construction de la centrale hydroélectrique du Dnieprostroï, qui dépend d’un organisme présidé par Trotsky ; il y est favorable dès lors que ce dernier en a perdu la responsabilité…

On ne saurait pourtant réduire Staline à un simple apparatchik, passionné par les seules combinaisons d’appareil. En mai, il charge Tovstoukha de classer et de compléter sa bibliothèque personnelle, et griffonne à son intention une proposition de classement par thèmes. Il définit ainsi trente-deux rubriques, en tête desquelles se trouvent la philosophie, la psychologie, la sociologie, l’économie politique. Lénine et le léninisme ne vient qu’en vingt-troisième position. Il fait, il est vrai, extraire de ce classement et ranger à part les livres de Lénine, Marx, Engels, Kautsky, Plekhanov, Trotsky, Boukharine, Zinoviev, Kamenev, Lafargue, Luxemburg et, bizarrement, Radek.

Les jeux d’appareil sont largement ignorés d’un pays qui se relève à peine de ses ruines. En 1925, un rapport du Guépéou portant sur trois cantons de Tambov dresse un tableau très sombre de la misère paysanne : « La famine se développe de jour en jour et dépasse même ce qui s’est passé en 1921-1922. La population se nourrit exclusivement d’une espèce de bouillie, diluant une sorte de farine dans un verre d’eau froide[502]. » 70 à 80 % de la population de ces cantons est ravagée par la faim. Dans tel canton, les paysans accusent les dirigeants de s’empiffrer de gâteaux quand eux-mêmes manquent de mauvais pain. Dans un autre, « la famine s’accentue de jour en jour […]. Le bétail meurt d’épuisement. Les paysans ôtent les toits de chaume de leur maison pour nourrir le bétail qui reste[503] ». Bref, tous les cantons du district sont touchés par la famine. Un autre rapport, de mars 1925, souligne un mécontentement grandissant vis-à-vis du pouvoir. Dans la région de Nijni-Novgorod, la campagne électorale a eu pour thème la nécessaire mise à la porte de tous les communistes. Un rapport de juillet 1925 s’alarme qu’en Sibérie, en Ukraine, dans le Caucase du Nord, les paysans pauvres, déçus du pouvoir soviétique, s’en détournent et développent le « banditisme rouge[504] ». Ces paysans, souvent d’anciens partisans ou membres des cellules rurales du Parti, forment des bandes, attaquent les paysans aisés ou riches et les rackettent sous la menace d’incendier leur ferme, voire de les abattre. Cette agitation est dangereuse pour le régime, alors même que la classe ouvrière, frappée par le chômage, grogne.

Le menuisier Tretiakov résume le sentiment de la masse des ouvriers dans la lettre personnelle qu’il adresse à Staline, le 2 mars 1925. Il a beau l’appeler « cher ami camarade Staline », sa dénonciation de la misère ouvrière, des privilèges et de l’inégalité sociale est d’une grande brutalité : « Vous avez juré devant le peuple entier de réaliser dans la vie les idées du communisme et de remplir toutes les volontés de Lénine. Pourquoi est-ce que cela ne se voit pas dans la vie ? Toute la force et la puissance sont dans vos mains. Pourquoi est-ce que nous avons près de deux millions de gens sans travail qui souffrent, la plupart de façon insupportable dans les conditions les plus effrayantes. Beaucoup ne supportent pas le chômage et la misère et se suicident. Pourquoi est-ce que le salaire des travailleurs manuels est de 8, 10, 12-15 roubles par mois ? Est-ce que l’homme qui a inventé un salaire aussi bas n’est pas un ennemi du peuple ? Cela ne suffit pas à faire vivre un seul individu, alors comment les chargés de famille peuvent-ils vivre ? Pourquoi est-ce que l’administration et les spécialistes reçoivent jusqu’à 100-150 roubles, 200 roubles, 300 roubles par mois ? On peut vivre dans le luxe avec des sommes pareilles. Est-ce que c’est admissible le luxe pour les uns et, pour les autres, la faim, les maladies, la misère et le chômage ? Pourquoi est-ce que le parti des communistes défend dans les mots l’égalité et la fraternité, et admet une différence aussi impossible[505] ? » Staline ne répondra pas à la lettre. Et l’on ne sait ce qu’est devenu son auteur. Mais lors de sa campagne contre les « spécialistes bourgeois », Staline saura qu’il peut s’appuyer sur l’aversion des ouvriers pour les privilégiés.

En attendant, il laisse ses alliés s’occuper des problèmes économiques et sociaux. Sa seule initiative dans ce domaine consiste à imposer la reprise d’une tradition tsariste annulée par les bolcheviks : le 25 août 1925, un décret commun du Comité central et du gouvernement rétablit la vente de la vodka, dont l’État retrouve le monopole. Le pouvoir prétend ainsi lutter contre le samogon (vodka artisanale) des paysans et alimenter du même coup le budget de l’État. Le ministre tsariste Witte ne disait pas autre chose à la fin du siècle précédent. Le blé manquera souvent aux habitants de l’URSS, mais jamais aux fabriques de vodka, qui, en 1926-1927, utilisent deux millions de tonnes de grain…

De mai à juillet, Staline passe des jours entiers à tenter d’engluer Trotsky dans une manœuvre retorse. Max Eastman, un communiste américain ami de Trotsky, a publié au début de l’année un livre dans lequel il dénonce la mise sous le boisseau du Testament de Lénine. Trotsky ne s’en étant pas servi contre Staline ni en 1923, ni en 1924, ce dernier le contraint à reconnaître publiquement qu’il a participé à ce prétendu étouffement d’un testament que Staline a qualifié par ailleurs de pure invention. Il adresse alors, le 17 juin, à tous les membres du Bureau politique et du Présidium de la commission centrale de Contrôle, une longue lettre exposant le plan minutieux d’une offensive contre Trotsky, accompagnée d’un exemplaire de la traduction russe du livre d’Eastman et d’un rapport sur son utilisation par la presse bourgeoise et social-démocrate. Alors que ses relations avec Zinoviev et Kamenev se dégradent, il veut les mobiliser contre Trotsky.

Staline souligne : « Eastman se livre à toute une série de calomnies et de déformations en faisant référence à l’autorité de Trotsky et à son "amitié" avec lui, et à certains documents secrets qui n’ont été publiés nulle part[506]. » Donc Trotsky ne peut ignorer ce livre. Puis il énumère huit « falsifications » d’Eastman, auxquelles il accole un silence, un vote obscur ou une hésitation de Trotsky. Ainsi, selon Eastman, Kouibychev a, en janvier 1923, proposé au Bureau politique d’imprimer l’article de Lénine contre l’Inspection dans un unique exemplaire de la Pravda destiné à lui seul. Or, rétorque Staline, Trotsky n’a pas protesté quand Kouibychev a été nommé ensuite commissaire à cette Inspection, et il a signé la lettre unanime des membres du Bureau politique du 27 janvier 1923 jugeant exagérées les craintes de Lénine. Il s’agit donc d’une calomnie. Selon Eastman, le Testament de Lénine a été dissimulé aux militants ; or, affirme Staline, il a été lu aux délégations du XIIIe congrès, et Trotsky n’a rien objecté à cette décision. Staline a même proposé de publier le Testament, mais la sœur de Lénine s’y est opposée, et ainsi de suite. Après chacun des huit points, Staline psalmodie : « Trotsky doit réfuter cette affirmation d’Eastman comme une calomnie manifeste » (ou « perfide »). Finalement, sur proposition de Staline, le Bureau politique demande à Trotsky « de publier dans la presse une déclaration réfutant, au minimum, de façon catégorique les falsifications ci-dessus exposées[507] ».

Le piège est parfait : si Trotsky refuse, il sera accusé de double jeu et de complicité avec l’adversaire du Parti dont il est l’un des dirigeants ; s’il accepte, il couvre les manœuvres de Staline depuis trois ans, et s’interdit de les dénoncer un jour. Trotsky essaie d’esquiver, s’adresse à divers membres du Bureau politique, qui présentent contre lui un front uni sans faille. Le 1er juillet, il se désolidarise d’Eastman par lettre. Staline remet l’ensemble du dossier au Comité exécutif du Comintern pour « en informer les comités centraux des partis communistes les plus importants[508] ». Les autres ne comptent pas. Trotsky se retrouve en position de vaincu pour la troisième fois en deux ans ; pis encore, s’il avait esquivé la fin du combat en 1923 et 1924 par un silence à demi forcé, il semble, cette fois, se condamner lui-même. L’un de ses partisans s’écrie alors : « Pourquoi a-t-il fait cela, c’est incompréhensible ! Avec cette lettre il s’est mis lui-même la tête sur le billot. Il s’est couvert de boue[509]. » Staline, plus réservé, écrit, le 18 août, à Molotov : « Par sa réponse au livre d’Eastman, Trotsky a prédéterminé son destin. Il s’est sauvé[510]. » S’il s’était agi entre les deux hommes d’un simple combat pour le pouvoir, Staline l’aurait alors marginalisé à jamais, comme il écartera plus tard Zinoviev, Kamenev, Boukharine ou Rykov, en les contraignant à une autocritique publique. Mais le conflit entre eux porte sur des questions de fond que le désaveu par Trotsky du livre d’Eastman ne règle pas ; ce faux pas n’implique pas qu’il renonce à ses idées, et, s’il ternit son image et affaiblit sa position dans le Parti, s’il décourage certains de ses partisans et montre que Trotsky hésite à reprendre son combat, il n’est pas décisif pour autant.

Le 1er juillet, Staline, satisfait de ce succès, prend le train vers le sud avec Nadejda Alliluieva, enceinte pour la seconde fois. Le 12, il quitte Rostov pour Sotchi, et se soigne aux eaux voisines de Matsesta. Le 1er août, il termine une lettre à Molotov en évoquant sa santé : « Je guéris. Les eaux de Matsesta sont bonnes contre la sclérose, la surcharge nerveuse, l’hypertrophie du cœur, la sciatique, la goutte[511]. » Il ne souffre d’aucun de ces maux, mais de rhumatismes articulaires.

Le bloc Staline, Zinoviev et Kamenev se fissure encore. Le « socialisme dans un seul pays » a des conséquences inéluctables : si l’URSS peut à elle seule construire « la société socialiste intégrale », si donc la révolution mondiale n’est plus un objectif vital mais un simple bonus protégeant l’édification du socialisme russe, le Comintern n’est plus qu’un appendice du PC russe et la fonction de son président, Zinoviev, devient accessoire. Est-ce cette inéluctable conclusion ou un désaccord politique de fond qui bouleverse l’équilibre des forces dans le triumvirat ?

Zinoviev, dès février 1925, prépare la contre-attaque : il envisage de publier à Leningrad sa propre revue théorique. Staline en fait interdire la publication par le Comité central. Au Bureau politique, en avril, Kamenev, soutenu par Zinoviev, déclare : l’arriération économique et technique de l’URSS fait obstacle à l’édification du socialisme. Fin avril, au Comité central, Zinoviev, dans des thèses sur le Comintern, affirme que la victoire du socialisme ne peut être obtenue qu’à l’échelon international. Le Comité central rejette son projet. La commission chargée de l’amender remplace, sur mandat de Staline, l’affirmation selon laquelle l’édification du socialisme intégral dans un pays arriéré comme la Russie est impossible « sans l’aide étatique » des pays plus développés par : « L’édification de la société socialiste ne peut être et ne sera victorieuse que si le parti du prolétariat réussit à défendre le pays contre toute tentative de restauration[512] » ; affirmation purement tautologique puisqu’elle revient à dire : le socialisme triomphera s’il n’est pas vaincu.

La menace de rupture avec ses alliés amène Staline à abandonner son masque de conciliateur soucieux de préserver l’unité à tout prix. Lors d’une réunion de la commission tchécoslovaque du Comintern, le 30 mars 1925, il avertit ouvertement ses auditeurs : « Il y a des moments où il est nécessaire de trancher les membres nuisibles du Parti pour préserver l’organisme du Parti contre la maladie chronique, l’infection et la décomposition[513]. » Il lui arrive, bon gré mal gré, « de prendre en main le couteau du chirurgien, pour retrancher quelques camarades ». Publié, le texte de son intervention voit le couteau du chirurgien remplacé par le terme vague de « répression[514] ». Mais la chirurgie le hante. Au VIe plénum du Comité exécutif du Comintern, le 6 mars 1926, il dénonce « l’engouement pour la méthode de la vivisection », invite les présents à « ne pas se passionner pour la décapitation » et rappelle qu’« il est beaucoup plus facile de couper la tête de ceux qui en ont une que d’ajouter une tête à ceux qui n’en ont aucune[515] ». Cinq semaines plus tard, il y revient encore : « La politique de l’amputation n’est pas une méthode absolue, donnée une fois pour toutes[516]. » Sous une forme négative, c’est son obsession qu’il exprime.

Staline peaufine le fonctionnement de l’appareil central. Sur son mandat, Mekhlis réunit tous les lundis l’ensemble des cadres du Secrétariat pour vérifier la bonne exécution des décisions prises et préparer l’ordre du jour du Bureau politique, dont le projet est discuté avec les autres secrétaires du Comité central puis soumis pour approbation à Staline, ainsi maître, dès avant son ouverture, du déroulement des travaux du Bureau politique.

Il renforce aussi l’isolement de l’appareil vis-à-vis du Parti lui-même. Le 29 mai, le Secrétariat rogne sévèrement la liste antérieure des cadres autorisés à avoir communication des décisions du Bureau d’organisation, du Secrétariat du Comité central et du Bureau politique. Il limite essentiellement la communication de ces textes à leurs propres membres titulaires et suppléants, aux chefs des diverses sections du Comité central et aux premiers assistants des secrétaires du Comité central. Même les commissaires du peuple n’y ont pas accès. Mekhlis contrôle la délivrance de chaque document dont la communication est notée sur un registre spécial. Ce culte du secret, sans cesse approfondi, n’est pas une simple manie personnelle de Staline, ni le fruit d’une mentalité d’assiégé : il reflète la nature même de la couche bureaucratique naissante qui, à la différence d’autres castes dans l’histoire, comme la noblesse ou le clergé, dissimulera toujours son existence et ses privilèges. Dans les statistiques, d’ailleurs, elle n’existe pas, modestement fondue dans la classe ouvrière, dont elle est l’avant-garde éclairée… La liste de la nomenklatura, chaque année plus longue, reste secrète, même s’il s’agit d’un secret de polichinelle. Les traits de caractère propres de Staline sont parfaitement adaptés à ses besoins.

Pendant qu’il perfectionne ainsi les rouages de l’appareil, la crise qui couvait au sein de la coalition anti-Trotsky explose. En septembre 1925, une déclaration de Zinoviev, Kamenev, Kroupskaia et Sokolnikov réclame du Comité central l’ouverture d’une discussion dans le Parti. Staline en fait interdire la diffusion par le Bureau politique, mais soumet au Comité central une lettre à « Toutes les organisations et à tous les membres du Parti » qui les invite à la plus large discussion des problèmes soulevés au congrès, « sans bureaucratisme, sans échappatoire bureaucratique face à la critique ». Staline contrôlant tout l’appareil, sauf celui de Leningrad, cette concession verbale ne lui coûte guère. Malgré cela, le Comité central d’octobre 1925 cristallise la division entre les deux blocs.

La veille de son ouverture, Dzerjinski, dans une lettre à Staline et Ordjonikidzé, accuse Zinoviev et Kamenev de préparer « un nouveau Cronstadt à l’intérieur de notre parti », en termes clairs, une scission. Il rapporte leur volonté de discuter aujourd’hui à leur hostilité passée à l’insurrection d’octobre 1917 et ajoute : « En 1917, quand Zinoviev et Kamenev ont trahi la révolution […] le guide des ouvriers et des paysans était en vie […]. Aujourd’hui, on n’a pas de guide. » Dzerjinski ne considère pas Staline comme tel, et le lui dit ; puis il enfonce le clou : « Dans ma vie, je n’ai personnellement aimé que deux guides et révolutionnaires : Rosa Luxemburg et Vladimir Ilitch Lénine, personne d’autre[517] », pas même Staline, donc.

Quelques mois plus tard, le 31 octobre, le nouveau commissaire à la Guerre, Frounzé, dont le cœur épuisé n’a pas résisté, meurt sur une table d’opération à l’âge de 40 ans. Ses médecins, inquiets de sa faiblesse cardiaque, n’avaient pas proposé l’opération. Staline avait constitué un conseil médical, ses membres l’avaient recommandée, et le Bureau politique l’avait votée. Cette mort d’un ami de Zinoviev, adversaire, sans animosité, de Trotsky qu’il respectait, suscite bruits et rumeurs dans les cénacles du Parti. Ces rumeurs débouchent, au mois de mai 1926, sur la publication, dans le numéro 5 de la revue Novy Mir, d’une nouvelle à clé de Boris Pilniak, L’Histoire de la lune non éteinte, sous-titrée « La mort du commandant en chef ». L’intrigue reprend de façon troublante le scénario de la mort de Frounzé. Dans un pays gouverné par une troïka dirigée par « l’homme au dos raide », le commandant en chef Gavrilov est opéré de force d’un ulcère à l’estomac pourtant guéri, sur ordre de la direction. Le collège des médecins, dont chacun à part soi juge l’opération inutile, conclut pourtant à sa nécessité, dictée par qui l’on devine. La veille de l’opération, Gavrilov confie à son ami Popov : « On veut bel et bien m’égorger. » Le chirurgien lui ouvre le ventre, constate que l’ulcère était refermé et l’opération inutile, mais le cœur de son patient s’arrête. Sur injonction de Staline, le Bureau politique fait saisir le numéro de la revue, invite les abonnés à le renvoyer, et, dans une résolution, non rendue publique, qualifie la nouvelle de Pilniak d’« attaque perfide, contre-révolutionnaire et calomnieuse contre le Comité central et le Parti ». La résolution impute l’intrigue et certains détails aux « conversations contre-révolutionnaires tenues par certains communistes autour de la mort de Frounzé[518] ». C’est dire que, dans les sommets du Parti et dans son intelligentsia, on jugeait déjà Staline capable de supprimer un gêneur.

Staline dresse méthodiquement les individus les uns contre les autres. Ainsi le comité central des Jeunesses communistes révoque à la fin de 1925 le responsable, zinoviéviste, des Jeunesses de Sibérie. Le secrétaire du Parti de la région, le zinoviéviste Kharitonov, proteste. Staline le reçoit et partage son indignation, mais dès que Kharitonov est sorti de son bureau, il invite par téléphone le secrétaire des Jeunesses, Miltchakov, à rester ferme. Miltchakov ne cède donc pas à Kharitonov qui se précipite pour le dénoncer chez Staline. Staline s’indigne à nouveau devant lui puis, une fois Kharitonov parti rasséréné, mais roulé, il téléphone à Miltchakov pour le féliciter.

Quelques jours avant le XIVe congrès, Staline invite Kroupskaia à venir le voir. Pour tenter de la détacher de Zinoviev et de Kamenev, il lui propose une place au Bureau politique. Kroupskaia refuse d’échanger ses convictions contre un poste. Staline multiplie les manœuvres. À la mi-décembre 1925, informé que les zinoviévistes veulent utiliser le Testament de Lénine, il demande à l’un d’eux, Grigori Sokolnikov, d’y renoncer et de ne pas évoquer la recommandation d’élire un nouveau Secrétaire général. Sokolnikov refuse. Staline s’oppose à la volonté de plusieurs de ses proches d’envoyer des représentants de la majorité dans les réunions des communistes léningradois. Il a tout intérêt à ce que les résolutions de l’opposition (dénommée Nouvelle Opposition) soient adoptées à l’unanimité à Leningrad, car cela lui interdira de contester les votes unanimes des autres régions en faveur de Staline. Son calcul est couronné de succès. La veille du congrès, Staline appelle Sokolnikov en pleine nuit et lui redemande avec insistance de ne pas parler du Testament ; Sokolnikov refuse à nouveau : « Tu le regretteras, Grigori », commente Staline en reposant le combiné.

Le congrès ne discute guère du problème brûlant du jour : pendant trois mois, d’octobre à décembre, l’État a stocké moins de la moitié du blé prévu ; en effet, les paysans renâclent à le vendre à bas prix en raison de ceux exorbitants des produits manufacturés. Mais Staline a d’autres soucis : il donne la priorité à la lutte interne, d’autant qu’il ne sait que faire face à cette première crise du stockage des grains.

Le congrès, soigneusement sélectionné, siffle Zinoviev qui a maladroitement demandé à présenter un corapport après celui du Secrétaire général. Il murmure quand Kroupskaia dénonce le pouvoir excessif du Secrétariat. Il hue Kamenev quand il réclame l’éviction de Staline du poste de Secrétaire général et la subordination du Secrétariat au Bureau politique : « Le camarade Staline ne peut remplir le rôle d’unificateur du vieil état-major bolchevik. […] Nous sommes contre la création de la théorie du "guide", contre la fabrication d’un "guide"[519] », au moment même où l’appareil est en train de le façonner. Vorochilov jure, le cœur sur la main, que « le camarade Staline est le principal membre du Bureau politique, mais ne prétend jamais à la première place ». Certes, « ses propositions sont adoptées plus souvent que celles des autres. D’où cela vient-il ? » demande Vorochilov, qui l’avoue naïvement : « Cela vient de ce que le camarade Staline […] a en main l’appareil[520]. » Rykov, plus ferme, mais mauvais prophète, proclame : « Le Parti n’a jamais été et ne sera jamais à genoux devant personne, ni devant Staline ni devant Kamenev, ni devant personne d’autre[521]. » Le congrès applaudit à tout rompre, comme s’il voulait affirmer sa liberté d’action à l’égard du chef. Staline ne bronche pas et prend un air surpris et gêné lorsqu’une délégation ouvrière pénètre dans le congrès et, geste sans précédent, apporte un grand portrait de Staline au Présidium, où Boukharine, Tomski, Kalinine, Ordjonikidzé, Kouibychev affichent un air attendri.

Tout en écrasant la Nouvelle Opposition, Staline joue le défenseur des persécutés. En réponse à des opposants qui dénoncent le soutien de Boukharine aux paysans aisés et riches, Staline s’écrie dans un élan mélodramatique : « Vous nous réclamez le sang de Boukharine. Nous ne vous donnerons pas son sang, sachez-le[522] ! » Il allie encore une fois la brutalité à une apparente modération, en rappelant qu’un an plus tôt il s’est opposé aux sanctions que Zinoviev et Kamenev réclamaient contre Trotsky : « La politique d’amputation est féconde en dangers nombreux pour le Parti, la méthode de l’amputation et de l’effusion de sang… est dangereuse et contagieuse. Aujourd’hui on en exclut un, demain un autre, après-demain un troisième. Que nous restera-t-il alors dans le Parti[523] ? »

Beaucoup de monde tout de même, car Staline a noyé les rescapés de la révolution et de la guerre civile sous une avalanche de nouveaux recrutés sans culture politique ni traditions militantes. Le Parti, qui comptait 386 000 adhérents en avril 1923, en compte en effet 730 000 en avril 1924, 1 090 000 en décembre 1925, et 1 200 000 en décembre 1927. Ces nouveaux venus obéissent au chef. Or, en décembre 1927, 90 % des secrétaires et des membres des bureaux de cellule dans les entreprises ont adhéré au Parti après la mort de Lénine. Ils ne connaissent par conséquent que sa pensée momifiée et les circulaires du Secrétariat.

La nomenklatura embryonnaire des apparatchiks, qui émerge lentement de la pauvreté et de la grisaille, veut voir ses mérites reconnus, son pouvoir politique traduit, et sa prééminence sociale garantie par une différenciation matérielle croissante et durable. Staline lui lance à ce congrès un message clair. Il dénonce « le slogan de l’égalité [fruit de] la démagogie socialiste-révolutionnaire ». Il ajoute : « Il ne saurait y avoir aucune égalité aussi longtemps qu’existent les classes, ainsi que le travail qualifié et le travail non qualifié », c’est-à-dire très longtemps ! Il rassure ainsi l’appareil bureaucratique, quintessence, à ses propres yeux, du travail qualifié, mais l’invite à la prudence : « Il ne faut pas dire n’importe quoi sur l’égalité, car cela revient à jouer avec le feu[524]. » Staline rejette donc l’égalitarisme haï des apparatchiks tout en les invitant à jouer le jeu en paroles.

Au lendemain du congrès, le Comité central du 5 janvier 1926 confie la direction du Parti de Leningrad et de la région à Kirov, qui s’y rend avec une équipe d’agitateurs. Staline vient en personne l’introniser. Une discussion s’engage alors dans le groupe. Chacun insiste sur la nécessité d’observer strictement la direction collective. Staline écoute en silence, se lève et profère d’une voix sourde : « Il ne faut pas oublier que nous vivons en Russie, le pays des tsars. Les Russes aiment bien voir un seul homme à la tête de l’État. Mais, bien sûr, cet homme doit réaliser la volonté du collectif[525]. » Malgré l’épisode du portrait au congrès, aucune des personnes présentes ne semble deviner que Staline aspire au poste de guide suprême du pays.

Cet aveuglement en dit long sur les rapports réels qui existent alors au sein du groupe dirigeant. Si Staline, au sommet, est le premier, il ne l’est encore que parmi d’autres « égaux ». Ainsi, neuf mois plus tard, au lendemain de la XVe conférence du Parti (26 octobre-3 novembre 1926), peu satisfait de son discours contre l’Opposition, il s’excuse, dans une lettre à Molotov du 7 novembre, de ne l’avoir montré à personne avant de le lire : « Ton insistance sur les corrections ne souligne-t-elle pas que je me suis trompé en n’envoyant pas mon discours aux amis ? Je me sens mal à l’aise après les discussions d’hier[526]. » Cette modestie penaude est cohérente avec sa situation dans l’appareil de direction. Trois ans plus tard, après la lutte victorieuse contre l’Opposition qui le hissera au-dessus de tous, son statut aura changé, et le ton deviendra impérial.

Les agitateurs de Kirov s’attaquent à l’appareil zinoviéviste local. La tâche est difficile : deux semaines plus tard, l’usine Poutilov résiste toujours. « Là, il faut tout prendre d’assaut. Et quels assauts ! » écrit Kirov à Ordjonikidzé le 16 janvier. À Treougolnik, où travaillent 2 200 ouvriers, la première réunion finit par des échanges de coups aux quatre coins de la salle : « La bagarre a été invraisemblable, commente Kirov, je n’avais pas vu ça depuis les journées d’Octobre [1917][527]. »

Cette épuration, qu’il étend à l’Internationale, d’où il chasse les partisans de Zinoviev, conduit Staline à préciser sa méthode. Dans un discours au présidium du Comintern, le 22 janvier, il dénonce la « morale de pope » de ceux qui veulent se battre contre l’Opposition sans « compromettre d’aucune façon les chefs ; c’est nier dans les faits la possibilité de toute lutte idéologique à l’intérieur du Parti ». Compromettre et discréditer sont à ses yeux les moyens essentiels du combat d’idées. C’est ainsi que son vocabulaire sera de plus en plus brutal à mesure qu’il s’élèvera au-dessus de ses adversaires et de ses propres partisans.

À son secrétaire Mekhlis, qui s’indigne de l’insolence des opposants, il définit un autre élément fondamental de sa méthode en lui répondant dans un sourire : « Qu’ils discutent ! Ce n’est pas l’ennemi qui se montre qui est dangereux, c’est l’ennemi caché, celui que nous ne connaissons pas. Ceux qui se sont déjà manifestés, qui sont enregistrés, le moment des règlements de comptes avec eux viendra[528]. » En attendant, il faut débusquer les adversaires dissimulés que la normalisation policière de la vie politique multiplie…

Dans l’Internationale, comme dans le Parti, son objectif premier n’est pas de proposer une orientation ou une ligne mais de débusquer et de démolir les esprits indociles ou supposés tels en leur collant sur le dos l’étiquette qui leur convient. Ainsi le 6 mars 1926, devant le Comité exécutif, il intervient sur les problèmes du Parti communiste français. Il aborde quatre questions. D’abord, la situation politique en France, marquée, dit-il, par « un renforcement progressif de la crise révolutionnaire », sans avancer le moindre fait à l’appui de sa bien douteuse analyse. Ensuite, le prétendu « danger croissant de droite à l’intérieur du parti ». Puis, troisième point, il en vient à la situation au sein du groupe dirigeant du parti. Suivent enfin quelques remarques vagues sur les rapports entre le parti et les syndicats. L’intervention s’achève par un résumé en six points, dont cinq sont consacrés aux « éléments de droite », à leur isolement, à leur liquidation, à la lutte implacable contre eux, qui se conclut lui-même benoîtement par le conseil de « ne pas abuser dans son travail pratique de la méthode de l’amputation, de la méthode des sanctions à l’égard des divers camarades, mais [d’]employer principalement la méthode de la persuasion ». Alors que, selon lui, « la France va vers la crise », Staline ne propose au parti communiste aucun mot d’ordre, aucun slogan, aucune tactique ; il définit « le travail pratique » du parti uniquement comme une lutte interne contre des « déviationnistes » qualifiés de droitiers[529]. L’analyse cavalière d’une crise révolutionnaire croissante en France a surtout pour fin d’écarter ceux qui ne la partagent pas.

Il réorganise et renforce son appareil. Le 4 mars, il fait adopter par le Bureau politique la liste des fonctions les plus importantes relevant de la nomenklatura no 1, et dont le Secrétariat, dirigé par lui, définit la liste nominale, soit 647 membres des principales administrations, des comités de rédaction des revues et journaux les plus importants, les responsables du Parti des quinze Républiques fédérées et des régions les plus importantes de Russie, les dirigeants de l’appareil des divers organes de l’ÉTAT, sans compter une seconde liste de 894 fonctions pour lesquelles les nominations se font, théoriquement, par élection (Comité central des komsomols, présidium du Conseil central des syndicats, etc.). Le Secrétariat désignera souverainement les titulaires de ces 1 500 postes centraux de l’État-parti. Le 19 mars 1926, Staline remplace le bureau du Secrétariat par la Section secrète, dirigée par Tovstoukha et qui siège dans l’immeuble du Comité central, où il occupe un bureau au quatrième étage, réplique exacte de celui du Kremlin. Staline nomme souverainement les membres de cette Section secrète qui comptera, au milieu des années 1930, autour de 90 membres assurant, dans l’ombre, une liaison directe avec le Guépéou et les leviers essentiels du pouvoir. Cette section constitue une direction parallèle à demi clandestine dans laquelle entrera, deux ans plus tard, l’homme qui en assurera la direction effective puis nominale pendant un quart de siècle : Alexandre Poskrebychev, fils de savetier comme Staline, et muet du sérail.

Le 28 février 1926, Nadejda Alliluieva accouche d’une petite fille, Svetlana. Elle annonce la nouvelle à sa belle-mère en excusant Staline de ne pas avoir le temps de lui écrire : « Joseph est en bonne santé, mais un peu fatigué, il a beaucoup de travail ; cet été il partira prendre un congé, alors il se reposera, pour le moment il n’a pas le temps[530]. » Staline se plaint alors de douleurs dans les muscles des bras et des jambes. Les médecins lui recommandent une cure aux eaux chaudes sulfureuses de Matsesta. Quelques jours après, sur un coup de tête, Nadejda quitte un moment son mari, rarement présent, peu expansif et bougon, part avec ses deux enfants chez ses parents, à Leningrad. Elle ne reviendra à Moscou que deux mois plus tard. C’est, dans le couple, la première fêlure apparente, qui va peu à peu s’élargir. Sa fille l’explique par le désenchantement d’une jeune femme qui avait vu en Staline « un vrai héros de la révolution », mais avait fini par comprendre qu’elle s’était trompée : « Ses convictions personnelles étaient juste à l’opposé du cynisme de mon père et de sa sauvagerie[531]. » Svetlana, qui était âgée de quelques mois lors de ce premier incident, répète simplement ce que lui ont raconté ses tantes, bien informées. Nadejda ne supporte pas non plus que son mari s’amuse de temps à autre à faire boire du vin au petit Vassili. Revenue à Moscou, elle décide alors de s’émanciper d’une morne vie familiale et de reprendre ses études interrompues.

En mars 1926, soucieux d’éviter l’entente entre ses deux anciens alliés et un Trotsky depuis un an en retrait du combat politique, Staline tente, avec Boukharine, une démarche auprès de ce dernier, resté muet pendant le XIVe congrès, et lui propose de normaliser leurs relations. Mais les divergences sont trop grandes. Pour discréditer Zinoviev et Kamenev, Staline, au Comité central d’avril, fait proposer par un groupe de dix de ses fidèles (parmi lesquels Kaganovitch et Kirov) l’envoi à tous les membres du Comité central et de la commission de Contrôle de la lettre, jamais publiée, de Lénine traitant, le 19 octobre 1917, les deux hommes de briseurs de grève pour avoir dénoncé l’insurrection. Zinoviev et Kamenev rétorquent qu’on ne peut découper la pensée de Lénine en tranches, et que, si l’on envoie cette lettre, il faut également diffuser ses écrits sur la question nationale et le Testament. Staline et Rykov prétendent que la volonté de Lénine a été respectée, puisque le Testament a été discuté dans les délégations (ce qui est faux), mais Staline se hâte d’ajouter : si Kroupskaia propose de publier le Testament, « je ne puis que soutenir son exigence[532] ».

Finalement, les textes de Lénine sont diffusés au Comité central de juillet où Trotsky, Zinoviev et Kamenev proclament l’Opposition unifiée par une déclaration signée de treize de ses membres, dont Kroupskaia ; ils dénoncent le bureaucratisme, qui étouffe la vie du Parti. Kroupskaia, sous les murmures impatients de l’assistance, critique l’atmosphère d’intolérance qui règne dans le Parti au-dehors et suscite la défiance générale. Staline monte à la tribune juste après elle et lit solennellement le Testament de Lénine, puis fait prendre la décision de demander au XVe congrès, c’est-à-dire dans un an et demi, de lever l’interdiction de publier ces documents qui fut votée, à la demande de Zinoviev et Kamenev, par le XIIIe, et de les reproduire dans le futur recueil des textes de Lénine. Staline s’appuie sur les statuts : seul un congrès peut défaire ce qu’un autre a décidé. Il s’assure en fait une belle tranquillité : pendant ces dix-huit mois, on ne pourra pas utiliser le Testament contre lui. Et au congrès, il fera le ménage.

Il confie la direction de la lutte « idéologique » contre l’Opposition à Boukharine, meilleur théoricien que lui et dont la passion, qui le fait passer des imprécations aux larmes, porte plus que sa froide rhétorique. Staline le manipule aisément en lui rappelant sans cesse le qualificatif d’« enfant chéri du Parti » dont Lénine l’avait une fois honoré, en lui serinant des « notre Boukharine » ou « mon petit Boukharine ». Un jour, il le prend par l’épaule et lui susurre : « Voila, mon petit Boukharine, tu es chez nous le théoricien, va de l’avant, et notre pratique te soutiendra. » Il traduira humblement en actes les idées de Boukharine, que cette division – très provisoire – du travail remplit d’aise. Staline se réserve les intrigues d’appareil et le rôle de combattant de l’unité. Il tentera de jouer la même comédie à Rykov, mais avec moins de succès. C’est sans doute en effet au même moment que, selon le récit de la femme de Rykov à sa fille, Staline invite ce dernier à venir le voir et lui dit : « Allez, tiens, nous serons comme les deux Ajax, nous allons diriger à nous deux[533]. » Rykov refuse. Il n’y aura qu’un Ajax.

En septembre, Trotsky avertit les alliés de Staline : la liquidation de l’Opposition unifiée, écrit-il, sera suivie par l’éloignement « des représentants les plus autorisés et les plus influents de la fraction dirigeante actuelle[534] », Boukharine, Tomski, Rykov. Staline se hisse peu à peu au-dessus d’un appareil réduit au rôle de simple exécutant docile ; or, leur place dans la révolution rend les trois hommes inaptes à ce rôle ; les Kaganovitch évinceront les Rykov.

Le 22 mai, Staline descend à Sotchi. Le 1er juin 1926, il part à Tiflis et s’installe une dizaine de jours chez Ordjonikidzé. Chaque soir, des chefs locaux viennent avec leurs épouses rencontrer le grand patron. Le vin coule à flots et on entonne des chansons géorgiennes. Un soir, Staline chante une chanson obscène en géorgien. La femme d’Ordjonikidzé, Zinaida, demande à son mari de la lui traduire. Après plusieurs refus, il lui en chuchote le contenu à l’oreille. Zinaida rougit, Staline continue. Pour lui, la grossièreté fait peuple. Le 8, il évoque ses souvenirs de jeunesse devant 6 000 cheminots du dépôt de Tiflis. Peu après, il tombe malade d’une intoxication alimentaire et ne se rétablit qu’avec difficulté.

Pendant ce séjour caucasien, le dimanche 6 juin, Lachevitch, partisan de Zinoviev, membre de la direction politique de l’Armée rouge, réunit, dans une forêt de la banlieue de Moscou, près de 70 militants de son arrondissement. Un agent du Guépéou dénonce Lachevitch, aussitôt démis de ses fonctions. De Sotchi, Staline mène le bal. Le 15 juin, il écrit à Molotov et Boukharine avec des accents de fureur : « Je pense que bientôt le Parti cassera la gueule et à Trotsky et à Gricha [Zinoviev] et à Kamenev et en fera des renégats dans le genre de Chliapnikov[535]. » Dans une lettre aux mêmes, le 25 juin, il dénonce l’impudence de Zinoviev et insiste sur la nécessité de l’exclure du Bureau politique, « non pas, écrit-il, à cause de ses désaccords avec le Comité central […] mais à cause de sa politique de scission[536] », imaginaire.

En août, il propose à Ordjonikidzé de prendre la direction de la commission centrale de Contrôle. Ce personnage coléreux, emporté, violent, dont la chevelure ébouriffée et la moustache en crocs accentuent l’aspect croque-mitaine, lui paraît être l’homme idéal pour traquer les opposants ; son caractère lui donne des allures d’indépendance, mais sa dénonciation par Lénine, en décembre 1922, permet à Staline de le tenir en laisse. Il grogne, résiste, mais finalement, le 3 novembre 1926, il se laisse nommer président de la commission dont il n’était pas encore membre, au mépris des statuts stipulant que le président doit appartenir à la commission élue par un congrès. En faisant accepter cette entorse, Staline fait avaliser l’idée que sa volonté est supérieure aux règles. C’est le propre du pouvoir despotique.

Il met à profit la lutte contre l’Opposition pour se faire plébisciter en jouant une nouvelle fois la comédie de la démission. Lors du Comité central du 27 décembre 1926, il remet à Rykov, président de séance, une note manuscrite destinée aux archives : « Je demande à être libéré du poste de Secrétaire général du Comité central. Je déclare que je ne peux plus travailler à ce poste[537]. » L’appareil exige son maintien. En le plébiscitant ainsi, il élève un peu plus Staline au-dessus de lui-même.

Staline célèbre les mérites et la réalité nationale de la nomenklatura naissante, qu’il oppose à l’émigration cosmopolite. Ainsi, en mai 1926, il dénonce Zinoviev en des termes qui visent Lénine : « De 1898 jusqu’à la révolution de février 1917, nous, les vieux clandestins, nous avons réussi à être présents et à travailler dans tous les districts de la Russie, mais nous n’avons pas rencontré le camarade Zinoviev, ni dans la clandestinité, ni dans les prisons, ni en exil[538]. » Ils n’y ont pas non plus rencontré Lénine, dont Zinoviev, dans l’émigration, était le second et l’ombre portée. Bref, les émigrés se la coulaient douce à babiller pendant que les obscurs de l’intérieur prenaient les coups. Staline n’en a que plus de plaisir à obtenir de la sœur de Lénine une déclaration qualifiant de « contraires à la vérité » les allégations de l’opposition sur la quasi-rupture finale entre Lénine et lui. La sœur abusive affirme qu’au plus fort de sa maladie, Lénine, qu’elle ne quittait pas d’une semelle, ne voulut voir que Staline…

Il mène, par ailleurs, des campagnes rituelles de poudre aux yeux contre le foisonnement de l’appareil qui n’ont pour résultat que de l’accroître encore. Le 17 août 1926, la Pravda publie un texte, signé Staline, Rykov et Kouibychev, affirmant la nécessité de réduire le coût « de l’appareil de gestion et d’administration [qui] engloutit annuellement environ 2 milliards de roubles », dont « 3 à 400 millions » pourraient être économisés et réinvestis. L’injonction, indéfiniment répétée mais jamais réalisée, sauve les apparences.

Le socialisme dans un seul pays impose la subordination du Comintern et des partis communistes du monde entier aux intérêts de l’État soviétique. Ainsi l’URSS développe des relations économiques et diplomatiques avec l’Italie de Mussolini au moment même où celui-ci emprisonne les dirigeants communistes italiens et interdit leur parti. En 1926 et 1927, l’URSS fournit l’essentiel du mazout qui alimente la flotte de guerre italienne. Le frère de Mussolini, Arturo, explique dans un article du Giornale d’Italia : il est absurde de mener la lutte ouverte avec l’URSS, « dans la mesure où le bolchevisme est invincible dans sa citadelle et a droit à l’existence[539] » ; en revanche, il faut extirper le bolchevisme chez soi comme le fait l’Italie. Un bon accord avec l’URSS, couplé avec la lutte anticommuniste chez soi, réduira la propagande du Comintern à des phrases. Le frère de Mussolini définit ainsi la politique de Staline avant même que ce dernier ne la formalise lui-même.

Staline, guéri, revient à Moscou le 4 juillet pour participer aux débats du Comité central, du 14 au 23 juillet. La veille de la clôture des travaux, Dzerjinski, hypertendu prédisposé à être foudroyé par un infarctus, meurt d’une crise cardiaque après une intervention furieuse contre l’Opposition. Le surlendemain, Staline réunit les cadres du Guépéou qu’il veut soumettre au contrôle de sa Section secrète. Début août, il part à Sotchi où il s’installe dans une datcha au cœur du parc réservé aux dirigeants du Parti ; il se plaint encore de douleurs des muscles des bras et des jambes. Son médecin, Valedinski, n’observe aucun symptôme pathologique et lui recommande des bains aux eaux de Matsesta. Pendant cette cure, Molotov l’informe que Kroupskaia commence à prendre ses distances avec l’Opposition et que Boukharine et lui discutent avec elle de son ralliement à la majorité. Staline le rabroue : « Les négociations avec Kroupskaia non seulement ne sont pas maintenant opportunes, mais sont politiquement nuisibles. Kroupskaia est une scissionniste, il faut la battre en tant que scissionniste si nous voulons préserver l’unité du Parti[540]. »

La rancune n’explique pas tout. Si Kroupskaia veut discuter, c’est qu’elle est prête à se rallier ; or, pour lui, ce ralliement ne doit pas être acquis par la négociation mais par la capitulation, qui seule permettra de réduire la veuve de Lénine à l’état de fantôme.

Il revient à Moscou à la fin de septembre. En pleine lutte contre l’Opposition, fin novembre, épuisé, il repart à Matsesta soigner ses douleurs musculaires, qui s’apaisent peu à peu.

La décomposition et la corruption de l’appareil du pouvoir s’opèrent parallèlement à une différenciation sociale croissante et au développement du chômage qui, à la fin de 1927, frappe près de 2 millions d’ouvriers. La caste dominante multiplie, écrit Christian Racovski en 1928, « vols, prévarication, violences, extorsions, abus de pouvoir inouïs, arbitraire illimité, ivrognerie, débauche[541] ». Un rapport du Guépéou « sur l’état de la légalité socialiste dans les campagnes » en 1924-1925 confirme ce tableau : « Dilapidation des deniers publics, […] bureaucratisme, abus de pouvoir, pots-de-vin, débauche, […] ces défauts se retrouvent dans tous les organismes soviétiques sans exception. » Après quelques exemples de ces vols, brutalités, viols et autres tortures, le rapport poursuit : « Les appareils judiciaire et policier sont totalement gangrenés par un alcoolisme généralisé, la pratique courante des pots-de-vin […]. Par leurs bacchanales et leurs constants abus de pouvoir, les fonctionnaires loyaux envers le régime discréditent le pouvoir soviétique[542]. » Pour les paysans, souvent, les autorités locales ne sont qu’un repaire de bandits.

Au XIVe congrès, en décembre 1925, Staline ricane, dans une allusion moqueuse à Lénine : « Je suis un homme brutal et sans détour, oui c’est vrai, je ne le nie pas[543]. » Cette brutalité revendiquée plaît aux apparatchiks qui y voient l’expression d’une fermeté rassurante, une garantie que leur pouvoir fragile et menacé sera protégé. Le Parti chevauche en effet une société chaotique formée d’une majorité de petits propriétaires paysans individualistes. La révolution et la guerre civile ont accéléré la dislocation sociale qui les avait engendrées et encouragé les autorités locales à régner sur leur territoire sans trop se soucier des ordres venus d’en haut. Les salaires sont payés avec des mois de retard, suscitant des grèves et des groupes d’opposition clandestins ; le banditisme fait rage, les attaques de trains sont monnaie courante.

La différenciation sociale qui se dessine sous la NEP irrite les couches les plus pauvres. Un rapport du Guépéou signale la multiplication des meurtres de communistes, de membres des soviets ruraux ou d’instituteurs perpétrés par des paysans. Cette tension renforce dans l’appareil l’exigence d’unité autour de la direction, et isole toujours plus l’opposition. Le risque est d’autant plus grand que le chômage atteint en 1927 un million et demi de travailleurs. Des centaines de milliers d’ouvriers sont logés dans de vieilles et minuscules casemates construites sous le tsar près de leur fabrique, où s’entassent des familles entières, quand ils ne doivent pas se contenter des zemlianki qu’ils ont creusées de leurs mains.

Fin octobre, l’Opposition signe avec la direction une trêve que la marche en avant de la révolution chinoise va rompre. La Chine était depuis le début du siècle morcelée en une série de principautés dirigées de fait et pillées par des « seigneurs de la guerre » avec la bénédiction des puissances coloniales, qui s’étaient taillé des « concessions » dans les grands ports. Le 4 mai 1919, l’annonce que les Alliés, à Versailles, attribuent au Japon les anciennes concessions coloniales allemandes en Chine y suscite une profonde réaction nationale, une première vague de grèves ouvrières, la reconstitution du parti nationaliste Kouomintang, et la fondation d’un petit parti communiste en juillet 1921. Le Kouomintang s’empare du gouvernement de Canton dans le sud du pays et s’engage, à partir de 1923, dans la reconstitution d’une Chine unifiée ; les quelques centaines de communistes chinois y adhèrent. Au fur et à mesure que ses armées remontent vers le nord et chassent les seigneurs de la guerre, les paysans saisissent les terres des grands propriétaires, les ouvriers déclenchent des grèves. Les cercles patronaux chinois exigent de Tchang Kai-shek, le chef de l’armée du Kouomintang, qu’il y mette le holà. Le 20 mars 1926, à Canton remué par la grève, il arrête une cinquantaine de communistes et impose à leur parti des restrictions draconiennes à son activité ainsi que la remise du fichier de ses adhérents à la direction du Kouomintang.

À Moscou, Boukharine – qui, après la suppression en novembre 1926 du titre de président de l’Internationale, la dirige officieusement à la place de Zinoviev limogé – et Staline dissimulent la nouvelle. Staline pense rouler Tchang Kai-shek et le fait nommer membre d’honneur du Comité exécutif de l’Internationale. Il imagine la future prise du pouvoir des communistes chinois par une combinaison de manœuvres et de ruses leur permettant de contrôler les postes décisifs du Kouomintang. Il faut donc les empêcher de quitter ce dernier pour se constituer en parti distinct, comme le réclament Trotsky puis Zinoviev à la fin de 1926, leur interdire toute activité politique qui entraverait ce noyautage, calmer les paysans et les ouvriers trop entreprenants pour ne pas effrayer les propriétaires terriens, les chefs d’entreprise, les banquiers même qui, selon Staline, peuvent participer aux côtés des ouvriers, des paysans et de la petite bourgeoisie à une révolution nationale démocratique.

En juillet 1926, Tchang reprend sa marche vers le nord. À l’approche du général qu’on leur présente comme leur défenseur, les paysans se soulèvent et prennent la terre, et, le 22 février, les ouvriers de Changhaï, la grande cité ouvrière, dont le centre et le port sont concédés aux puissances étrangères, déclenchent une première grève générale de cinq jours. Les tueurs du chef de guerre local décapitent et éventrent plusieurs dizaines de dirigeants de la grève et de militants. Tchang ordonne à son armée de rester l’arme au pied. À Moscou, Staline et Boukharine vantent toujours ses mérites. Le mouvement s’arrête. Tchang reprend sa marche vers la ville. La veille de son entrée, le 21 mars, à l’appel de la centrale syndicale dirigée par le PC chinois, les ouvriers de Changhaï décrètent la grève générale insurrectionnelle et prennent le contrôle de la ville. Staline juge l’offensive prématurée et, afin de ménager Tchang, qui a déjà planifié, avec les puissances coloniales, le massacre des grévistes insurgés et exige qu’ils déposent les armes, ordonne aux communistes d’obéir. Le 6 avril, devant une assemblée de 3 000 militants à Moscou, Staline présente cette décision comme partie intégrante d’une stratégie révolutionnaire minutieusement réfléchie et assure aux militants inquiets : « Tchang Kai-shek se soumet à la discipline […]. Il est à la tête de l’armée et ne peut rien faire d’autre que de la conduire contre les impérialistes[544]. » Il envoie son discours à l’impression. Pendant que les rotatives tournent, le 12 avril au matin, Tchang Kai-shek entre dans Changhaï, mobilise la pègre des gangs du jeu, du trafic d’opium et de la prostitution, et massacre des milliers d’ouvriers avec l’aide de la police française et de détachements japonais et britanniques. Tchang fait décapiter et jeter dans des chaudières de locomotives communistes et grévistes. Le discours de Staline ne sera jamais publié.

À Moscou, c’est l’affolement. Staline cherche surtout à préserver sa réputation. Or, la montée de la révolution en Chine en 1926-1927 a éveillé dans une couche de militants, et même de cadres du Parti, des espoirs similaires à ceux que l’Allemagne avait suscités en octobre 1923. Staline proclame le 21 avril : « Les événements ultérieurs ont prouvé entièrement la justesse de la ligne suivie[545]. » Mais il ne peut continuer à inviter les communistes chinois à soutenir le massacreur. Quelques jours après, il leur intime l’ordre de soutenir un dirigeant du Kouomintang de « gauche », limogé par Tchang, Wang Jin Wei, installé à Wuhan.

Pour masquer sa déroute, Staline interdit la critique de sa politique. Comme Radek, Zinoviev, Trotsky envoient des articles au vitriol à la Pravda, Staline nomme, au nom du Bureau politique, une commission de trois membres : Molotov, Kossior et lui-même, qui s’oppose à leur publication. Il explique aux étudiants chinois de l’université Sun-Yat-sen à Moscou, le 13 mai : « Après la volte-face de Tchang Kai-shek, la révolution dans son ensemble est passée à une phase supérieure de son développement, à la phase du mouvement agraire[546]. »

Huit jours auparavant, le 5, il avait fait voter une mesure restreignant la circulation des documents des instances dirigeantes : les procès-verbaux des décisions du Bureau politique et des plénums du Comité central doivent désormais être retournés au Secrétariat trois jours au maximum après leur réception, et les extraits choisis envoyés plus largement au maximum sept jours après. Ce resserrement de l’appareil répond aux tensions de la conjoncture intérieure : en avril 1927, les bourses du travail enregistrent officiellement 1 478 000 chômeurs (en réalité près de 2 millions) pour un peu plus de 3 millions d’ouvriers au travail. À côté d’eux, dans les villes, les intermédiaires en tout genre, qui profitent de la lourdeur du système commercial étatique, organisent un échange juteux entre les usines et la campagne, et mènent tapageusement grand train…

Dans la seconde quinzaine de mai, l’Opposition décide de se battre au Comité exécutif de l’Internationale, dont l’appareil est entièrement contrôlé, nommé et financé par Moscou. Le 20 mai, la Pravda publie une lettre de Kroupskaia annonçant sa rupture avec l’Opposition. Staline a réussi à faire craquer la veuve de Lénine. Radek fera bientôt circuler une plaisanterie que certains historiens prendront au sérieux. Il met en effet dans la bouche de Staline la phrase suivante : « Si Kroupskaia ne se tient pas tranquille, je vais désigner une autre veuve de Lénine, Stassova. » Certes on ne prête qu’aux riches, mais la boutade est apocryphe. Trois semaines plus tard, les 13 et 14 juin, Staline traduit Zinoviev et Trotsky devant une commission d’enquête formée de trois apparatchiks fidèles mais besogneux, devant laquelle Zinoviev et Trotsky, vaguement blâmés, mènent la danse, interrogent et accusent. Staline, à la lecture du procès-verbal, s’étrangle de rage devant l’incapacité de ses hommes de main. Le 23 juin, il proteste contre ce retournement de l’accusation dans une lettre à Molotov : « Il est étrange que certains membres de la commission se soient cachés. Où est Sergo ? Où s’est-il caché et pourquoi ? Quelle honte ! Je proteste résolument contre le fait que la commission d’accusation de Trotsky et de Zinoviev se soit transformée en tribune pour accuser le Comité central et le Comintern en ficelant une affaire contre Staline qui n’est pas à Moscou et que l’on veut charger de tous les péchés. » Il craint que les deux blâmés ne reçoivent le procès-verbal de la réunion et ne le diffusent. « Il ne manquerait plus que cela[547] ! » Il ne fait plus confiance à grand monde…

Quatre jours plus tard, dans une lettre à Molotov il insiste pour poursuivre la politique d’alliance avec le Kouomintang : il faut soutenir le gouvernement de Wuhan, lui envoyer l’argent qu’il demande pour qu’il conforte ses positions. Mais l’encre de la lettre est à peine sèche que ledit gouvernement désarme les milices ouvrières et lance ses soldats aux trousses des communistes et des paysans de la région qui prétendent s’emparer des terres des propriétaires. Staline écrit alors à Molotov qu’il est temps de se débarrasser du gouvernement de Wuhan. Mais c’est le gouvernement qui se débarrasse des communistes… Staline décide alors qu’il faut « tenter de prendre la maîtrise de la périphérie [bien obscure] du Kouomintang et l’opposer à ses sommets actuels[548] ». Puis, furieux de son échec, il reproche à ses amis de l’avoir induit en erreur. Le 9 juillet, il morigène Molotov et Boukharine dans une longue lettre sèche : « Vous m’avez joué un assez sale tour en me demandant mon avis sur de nouvelles directives [concernant la Chine] sans me fournir une documentation fraîche concrète. […] Vous parlez […] du désarmement des ouvriers (désarmement de fait…) mais, d’abord aucun fait concret n’est indiqué, ensuite ni la presse, ni les dépêches chiffrées (alors à ma disposition) ne parlaient de l’existence de ces faits[549]. » S’il se trompe, c’est parce qu’il est mal informé par ses pairs. Il ne dit pas encore que cette rétention d’informations est volontaire, mais cela ne tardera pas.

Il affirme que l’inéluctable sortie du parti communiste hors du Kouomintang provoquera son entrée dans la clandestinité, et donc « arrestations, passages à tabac, exécutions, trahisons et provocations dans son milieu ». Cette évocation dantesque ne l’abat nullement, car, ajoute-t-il avec désinvolture, il n’y a pas en Chine « de parti communiste véritable » ou « effectif ». Sa quasi-disparition ne sera donc pas une grande perte. Et il ajoute avec un mépris souverain : « Que représente l’actuel Comité central du PC chinois ? Rien. » Mais ce Comité central ne s’est-il pas contenté d’appliquer les directives du Comintern, définies à Moscou ? « Non ! objecte-t-il, car il ne les comprenait pas, ou ne voulait pas s’y conformer, et a trompé le Comité exécutif [du Comintern] ou bien il n’a pas su les exécuter. C’est un fait. » Ce sont donc des crétins ou des traîtres. Et il déclare que ce Comité central, dont il n’a pas rencontré un seul membre, « ne possède pas une seule tête marxiste capable de comprendre les dessous [les dessous sociaux] des événements. Il n’a pas su mettre à profit la riche période de l’unité au sein du Kouomintang pour mener un travail vigoureux d’organisation ouverte de la révolution, du prolétariat, de la paysannerie, des unités militaires révolutionnaires, pour révolutionnariser l’armée et opposer les soldats aux généraux[550] », tout ce que Staline lui avait précisément interdit de faire.

Ainsi, la politique définie à Moscou était juste, mais les exécutants l’ont sabotée. Il purge donc la direction chinoise aux trois quarts. Une fois encore, l’appareil, dont les décisions, toujours justes, ne capotent que par la faute des travailleurs immatures, abrutis ou peureux, a su reprendre l’initiative.

L’Opposition lance une pétition contre la politique qui a mené au désastre en Chine, l’appel dit des 84. Elle ne recueille que 3 000 signatures de militants. Même si son analyse de la déroute en Chine apparaît pertinente à beaucoup, la défaite décourage et ce découragement renforce l’appareil.

Le 6 avril, la police de Pékin fait une descente à la représentation diplomatique soviétique qu’elle saccage. Le 12 mai, la police anglaise envahit les locaux de la société commerciale anglo-soviétique Arcos et de la délégation commerciale soviétique pour y rafler des documents subversifs ; Londres suspend les relations diplomatiques avec l’URSS. Le 7 juin, à Varsovie, un terroriste monarchiste abat le plénipotentiaire soviétique Voïkov. Aussitôt, Staline proclame que les pays impérialistes préparent la guerre contre l’URSS. Ce danger, affirme-t-il dans la Pravda, le 28 juillet, est « réel et effectif ». Quatre jours plus tard, au Comité central du 1er août, il déclare : « La guerre est devenue inévitable[551]. » Cette analyse fantaisiste ne répond qu’à un besoin de politique intérieure. Les grandes puissances capitalistes veulent, certes, restaurer la propriété privée et le marché dit libre en URSS, mais Staline transforme leur pression économique en menace militaire. Ainsi désormais, tout opposant pourra être accusé de trahison. Dans ce même discours, il dévoile d’ailleurs ses arrière-pensées : « L’Opposition désire la guerre […] l’Opposition attend avec impatience les difficultés qui surviennent en temps de guerre, pour utiliser ces difficultés dans les intérêts de sa fraction. » Pour ceux qui n’auraient pas compris, il souligne que « des gens qui tentent de diviser le Comintern et notre parti au moment où la guerre menace se placent sur la voie de la trahison de la révolution ». Trotsky ayant affirmé qu’en cas de guerre Staline au pouvoir rendrait la victoire plus difficile, ce dernier l’accuse de vouloir « ouvrir dans le Parti la guerre civile quand l’ennemi sera à 80 kilomètres du Kremlin[552] ».

La psychose de guerre provoquée par Staline à seule fin de paralyser l’Opposition a de graves conséquences : la population, affolée, se rue sur les magasins et fait des provisions de sucre, de farine, de sel et autres produits de première nécessité qui disparaissent des magasins d’État et dont les prix grimpent au marché libre. Les queues s’allongent aux portes des boutiques, le marché noir et la spéculation sur les marchandises déficitaires fleurissent. Mais Staline est prêt à payer ce prix. Début juillet, il tombe malade et reste alité. Dans une très courte lettre à Molotov, dix points, dix lignes en tout, il suggère une idée pour se débarrasser de Trotsky : « Il faudrait l’envoyer au Japon[553]. » Comme ambassadeur ? Il ne le précise pas. Il part alors pour Sotchi, dans la datcha dite Iouzanovka, le 11 juillet 1927. Il se plaint toujours de douleurs musculaires dans les membres. Valedinski l’examine par trois fois mais trouve son état normal. Staline écrit à Molotov que, dès son retour, il « s’efforcera de démontrer que notre politique a été et reste la seule correcte. Je n’ai jamais été aussi profondément et aussi fermement convaincu de la justesse de notre politique en Chine […] que maintenant. » La formulation prudente et rarissime sous sa plume, « s’efforcer de démontrer », révèle une incertitude, voire une inquiétude, qui l’amène à redoubler ses coups contre l’Opposition. Dans cette même lettre, il affirme d’ailleurs : « Il faudra bientôt poser la question de notre sortie du Kouomintang[554]. »

La direction du Kouomintang le prend une fois de plus de vitesse. Quinze jours après, le 26 juillet 1927, elle déclare en effet hors la loi le parti communiste, exclut, arrête, emprisonne et parfois liquide ses militants. Staline n’a pas cherché cette défaite, qui lui permettra pourtant de consolider son pouvoir. Il a cru manœuvrer Tchang Kai-shek, comme il s’y emploie avec ses alliés et rivaux du Parti, mais ces derniers ne représentent qu’un courant dans l’appareil du Parti, alors que Tchang Kai-shek, lui, représente les possédants chinois. Appuyé sur cette force et sur les puissances coloniales, c’est lui qui a roulé Staline.

C’est de cette époque que datent les premiers souvenirs de sa fille sur l’existence joyeuse que mènent son père et sa mère en fin de semaine et les jours de fête ou d’anniversaire à Zoubalovo. Boudionny apporte son accordéon, l’instrument populaire russe. Avec lui, Vorochilov, Staline, Ordjonikidzé et sa femme Zina, très liée à Nadejda Alliluieva, tout comme Pauline Jemtchoujina, la femme de Molotov, dont la villa est voisine, chantent à tue-tête des chansons russes et ukrainiennes. On danse au son de l’accordéon ou des disques que Staline met sur son gramophone. Boukharine se joint souvent à la compagnie et apporte à la villa des couleuvres, des hérissons, un épervier, un renard apprivoisé – qui lui survivra. Il joue avec les enfants. Par beau temps, tout le monde pique-nique dans les environs.

Mal remis de ses émotions chinoises, Staline s’occupe du front intérieur. Il revient à Moscou, fin juillet, pour participer à la réunion du Comité central et de la commission de Contrôle du 29 juillet au 9 août. Les échanges sont violents. Molotov traite Trotsky de « Clemenceau d’opérette », Trotsky qualifie de « canaille » Vorochilov qui l’a accusé d’avoir fait fusiller des commissaires politiques pendant la guerre civile, Zinoviev qualifie Molotov de « bureaucrate obtus[555] » … Staline, olympien, ne participe pas à ces échanges d’amabilités. Il se réserve la mise à mort politique.

À la fin du mois d’août, il programme une offensive couplée contre les ouvriers, l’appareil des syndicats tenu par Tomski, et les « droitiers » qu’il accuse d’étroitesse corporative. Dans le cénacle de l’appareil, il lance une nouvelle théorie : les ouvriers gagnent trop, ils perçoivent un salaire « à l’américaine », que les responsables syndicaux ont dissimulé. Staline ajoute au salaire réel le salaire indirect : la sécurité sociale, les maisons de repos, le bleu de travail fourni par l’entreprise, etc., ce qui lui permet de démontrer que l’ouvrier touche non pas 70 roubles par mois, mais près du double[556]. Mais avant de procéder à la diminution des salaires, il doit d’abord liquider l’Opposition unifiée, puis limoger le secrétaire du Conseil central des syndicats, Tomski, et son équipe, plus que réticents à l’idée de restreindre le niveau de vie des ouvriers.

Le 3 septembre, treize dirigeants du Parti envoient au Bureau politique un « projet de plate-forme des bolcheviks-léninistes (opposition) » et en demandent l’impression et la diffusion dans le cadre de la préparation du XVe congrès prévu pour la mi-décembre. En l’absence de Staline, alors en congé à Sotchi – mais avec son total accord –, le Bureau politique refuse. L’Opposition fait elle-même imprimer son texte. Le Guépéou arrête dans l’imprimerie coupable un certain Chtcherbakov en qui le Guépéou, dont il est un agent, dénonce bruyamment un ancien officier de l’armée de Wrangel. Le bruit selon lequel les « trotskystes » travaillent avec un ancien officier blanc se répand dans tout le Parti. Trois dirigeants de l’Opposition, revendiquant la responsabilité de l’impression, sont immédiatement exclus du Parti. Staline raconte l’histoire à Ordjonikidzé dans une lettre du 23 septembre, en omettant de signaler l’appartenance de Chtcherbakov au Guépéou. Il ment ainsi par omission à l’un de ses camarades les plus proches, qu’il préfère ne pas mettre dans le secret par crainte que la vérité ne le gêne. De la provocation policière, héritée de l’Okhrana tsariste, Staline se fera une spécialité.

Le 16 septembre 1927, Staline reçoit dans son bureau, pendant deux heures et demie, Henri Barbusse, écrivain membre du Parti communiste français. L’auteur du Feu lui demande des arguments pour répondre à l’étranger aux campagnes antisoviétiques contre la terreur. Staline s’indigne : on fusille en URSS ? oui, mais qui ? des espions ! Et il raconte à Barbusse l’ahurissant et récent complot monté par « un petit groupe d’officiers nobles qui devait empoisonner tout le Congrès des soviets, auquel ont pris part de 3 000 à 5 000 individus. Ils devaient empoisonner au gaz tout le congrès. Comment combattre de telles gens ? On ne peut pas leur faire peur par la prison ». Fort heureusement, on les a arrêtés. Barbusse gobant sans sourciller cette fable à dormir debout, Staline joue les humanistes : « Du point de vue des conditions internes au pays, nous n’avons aucune raison de maintenir la peine de mort. Le pouvoir est assez solide chez nous et la peine de mort n’est pas nécessaire. » Mais il faut la maintenir contre les terroristes que les capitalistes impitoyables envoient par vagues – imaginaires – en URSS. Et d’affirmer que « les ouvriers râlent qu’on fusille peu chez nous ». Après l’assassinat de Voïkov à Varsovie, on a fusillé vingt gardes blancs et les ouvriers ont dit, rapporte-t-il : « Nous sommes trop gentils avec les gardes blancs[557]. » D’ailleurs, le prolétariat mondial est d’accord avec Staline, puisque l’exécution de ces vingt réactionnaires a laissé de marbre les prolétaires qui avaient manifesté en masse pour Sacco et Vanzetti aux États-Unis. Barbusse est ravi…

Les opposants sont décimés par les sanctions. Le 27 septembre, Trotsky et le Yougoslave Vouyovitch sont ainsi exclus du Comité exécutif du Comintern. Du 21 au 23 octobre, le Comité central se réunit avec la commission de Contrôle. L’atmosphère est houleuse ; pendant son intervention, Trotsky est traité de « menteur », de « bavard », de « vendu », on lui jette au visage un livre, un encrier, un verre, projectiles qui manquent d’ailleurs à chaque fois leur cible. Staline, immobile et silencieux pendant ce jeu de massacre, conclut les débats par un discours menaçant. Marquant la distance entre lui et l’appareil au-dessus duquel le hisse le combat contre l’Opposition, il parle de lui-même à la troisième personne : « Vous avez entendu la façon dont les opposants s’acharnent à invectiver Staline […]. Les principales attaques sont dirigées contre Staline, parce que Staline connaît mieux que certains de nos camarades toutes les filouteries de l’Opposition, et qu’il n’est pas si facile de le rouler, voilà pourquoi ils dirigent leurs coups contre Staline[558]. » Dans une allusion ironique au Testament dont Lénine, dit-il, ne voulait pas la publication, il se targue d’être « grossier à l’égard de ceux qui, grossièrement et perfidement, détruisent et démolissent le Parti[559] ». Puis il passe aux menaces : lors de la précédente réunion, il a rejeté l’exclusion de Zinoviev et Trotsky du Comité central, par un excès de bonté désormais révolu, expose-t-il : « Nous arrêtons et nous allons arrêter les exclus du Parti, les désorganisateurs qui mènent un travail antisoviétique, s’ils ne cessent pas de saper le Parti et le pouvoir soviétique[560]. » L’opposition sera donc désormais sanctionnée par la prison. Trotsky et Zinoviev sont exclus du Comité central. À la fin de la réunion, Kamenev interpelle le chef du Guépéou, Menjinski : « Pensez-vous vraiment que Staline tout seul pourra diriger l’État ? » Menjinski lui rétorque : « Pourquoi l’avez-vous laissé acquérir une force aussi formidable ? Maintenant il est trop tard[561]. »

L’Opposition se fait alors piéger par une provocation politique. Staline propose en effet de réduire la journée de travail à 7 heures. Si elle rechigne, l’Opposition sera montrée du doigt et accusée d’être hostile aux ouvriers. Or, en effet, elle juge cette mesure démagogique et irresponsable. Et le dit. Staline se déchaîne.

Le 7 novembre, dans le cortège des manifestations anniversaires de la révolution, les opposants, malmenés par le Guépéou et la milice, déploient leurs banderoles et crient leurs propres slogans : « À bas le nepman ! À bas le koulak ! À bas le bureaucrate ! Appliquez le Testament de Lénine ! » Une semaine plus tard, Staline fait exclure du Parti Trotsky, Zinoviev et un groupe d’opposants. La lutte interne est en effet plus serrée qu’on ne le dit. Les historiens paraphrasent d’ordinaire la version de Staline qui, au XVe congrès, attribue à l’Opposition 4 000 voix, soit 0,3 % des votants (encore qu’au cours d’un échange oral il en ait concédé 10 000 !). Mais l’appareil manipulait les votes. Dans la seule région de Moscou, l’Opposition recueillit 9 000 voix et bénéficia d’un vif écho dans les Jeunesses. André Sverdlov, futur colonel de la Sécurité d’État, dans sa lettre du 25 août 1953 à Malenkov, suggérera que le rapport des forces n’était sans doute pas si déséquilibré que cela. Il écrit en effet : « J’ai succombé à l’automne 1927 à la démagogie trotskyste et, à l’école, j’ai pris plusieurs fois la parole pour défendre les trotskystes. […] Puis j’ai pris conscience de la nocivité des opinions trotskystes et je les ai condamnées […]. Mais j’ai osé, en 1930, proférer des propos infâmes à l’adresse du camarade Staline[562]. » S’il lui a fallu trois ans pour se guérir de ses opinions nocives, le milieu devait y être peu hostile, sinon favorable.

À la veille du congrès, Staline envoie ses émissaires à Canton, le Géorgien Lominadzé et l’Allemand Heinz Neumann, afin d’organiser une insurrection destinée à confirmer sa volonté révolutionnaire. Les communistes chinois sont ainsi invités à passer du compromis attentiste quand les masses étaient en action à l’aventurisme débridé quand elles sont décimées… L’insurrection est programmée pour le 13 décembre, la veille du congrès. Écrasée dans le sang en quelques heures, elle figure au bilan de la direction. Staline a franchi une étape : le massacre de Changhaï découlait d’une erreur d’appréciation, celui de Canton a été programmé ; les ouvriers insurgés n’avaient en effet aucune chance et ils sont morts pour les seuls besoins de la politique intérieure de Staline.

Cet épisode sonne le glas des espoirs de l’Opposition. L’historien russe Vladlen Sirotkine voit dans l’échec de la révolution en Chine « un Rubicon : les adeptes de la révolution mondiale se trouvent dans une impasse. C’est là la cause profonde de l’échec de Trotsky en Union soviétique[563] ». En deux ans, un demi-million d’ouvriers et de paysans chinois ont été abattus, pendus, décapités, éventrés, sous la direction de l’homme que Staline et Boukharine se sont acharnés à présenter aux communistes chinois comme leur meilleur ami. Raison de plus pour exclure les opposants au XVe congrès, où Staline fait distribuer le Testament de Lénine aux 1 669 délégués. Le congrès marque la fin des oppositions ouvertes dans le Parti. Lorsque, l’année suivante, Staline se heurtera à Boukharine et à ses amis, il parlera d’une « déviation » ou d’un « danger de droite ». Il n’y aura plus que des déviationnistes, puis des traîtres, et enfin des agents de l’ennemi.

Lors du Comité central qui suit le congrès, il renouvelle une troisième fois sa proposition de démissionner. Il a rempli sa tâche, il peut s’en aller. Jusqu’alors, le Parti devait le conserver à ce poste, « en tant qu’homme plus ou moins rude, offrant un certain antidote à l’Opposition. Aujourd’hui l’Opposition est non seulement écrasée, mais exclue du Parti ». Il conseille donc de « mettre en œuvre l’indication de Lénine » et demande au Comité central de le libérer de ses fonctions de Secrétaire général. Mais comment sanctionner une rudesse qui a vaincu l’Opposition ? Staline est réélu à l’unanimité. C’est le Comité central qui désavoue Lénine, pas lui.

Une légende naît alors. Le psychiatre Bekhterev, invité en consultation chez Staline le 22 décembre 1927, aurait, à sa sortie, proféré en public le diagnostic de « paranoïa ». Un autre témoin lui fait dire : « Je sors de chez un paranoïaque à la main desséchée[564] », allusion à la main gauche flétrie de Staline. Le lendemain soir, Bekhterev est pris d’un malaise au théâtre et meurt le surlendemain : la rumeur court bientôt qu’il a été empoisonné. Mais quoi que l’on pense de la validité de ce diagnostic à la hussarde, son énoncé est purement imaginaire. Bekhterev ne l’a jamais formulé.

Tirant le bilan de cette période Staline ajoutera de sa propre main dans sa biographie officielle en 1947 les lignes suivantes : « Accomplissant de façon magistrale sa mission de chef du Parti et du peuple soviétique et jouissant sans réserve de l’appui de ce dernier, Staline n’avait cependant pas entaché son activité même d’une ombre de présomption, de suffisance, d’infatuation de soi-même. » On ne saurait être plus modeste.

Staline
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